Falling paintings
à la Salle d’Exposition du Musée en plein air du Sart Tilman
Centre Hospitalier Universitaire de Liège
Verrière Sud – niveau -3
23 mai – 13 juin 2003
Chantier vide et chute de peinture
Au Sart-Tilman, Daniel Dutrieux conjugue humour, couleur et spéculation.
Daniel Dutrieux présente des oeuvres nouvelles dans la galerie du Centre hospitalier universitaire du Sart-Tilman et sur le rond-point tout proche. Dans la galerie, une série de variations sur le thème pictural et symbolique de Falling paintings, monochromes qui expérimentent les limites de la couleur et celles de leur environnement physique. Ils tombent, glissent, décomposent l’ordre initial pour en recomposer un autre appuyé – physiquement – sur ce qui les entoure. Le rond-point de l’hôpital sera planté, de façon évolutive, de barrières de chantier en plastique orange (visibarrières) autour d’un vrai-faux chantier: celui d’une oeuvre perpétuellement “en cours”.
Les Liégeois connaissent bien Daniel Dutrieux, même si c’est quelquefois sans le savoir. Spécialiste éclairé de l’intervention urbaine, cet artiste a en effet apposé sa touche poétique sur des sites comme celui de l’esplanade du Roi Albert – avec une composition d’arbres et de pavements en forme d’ombres d’arbres – les abords de l’auberge de jeunesse – avec une installation qui évoque à la fois Simenon et Magritte, ou encore à proximité du centre commercial de Longdoz avec une sculpture intégrant des poèmes. Les Parcours d’art public édités par l’échevinat de l’Environnement de Liège et le Musée en plein air du Sart-Tilman témoignent de son activité; c’est lui encore qui déploya son énergie pour voir une placette consacrée au génie méconnu en sa patrie de Marcel-Louis Baugniet et égayer la ville de drapeaux d’artistes (2000), avec son collègue Lino Polegato.
Son oeuvre explore inlassablement quelques thèmes de prédilection. Ecriture Braille ou textes poétiques, le langage accompagne souvent ses constructions. Le Braille est aussi un de ses moyens d’approcher la question du regard: beaucoup de ses oeuvres jouent sur les capacités et les limites de la vision, la position de celui qui regarde, les variations que celle-ci fait subir à l’oeuvre… Les oeuvres de Dutrieux modifient l’espace dans lequel elles se déploient; elles sont ouvertes à un usage social – promenade, rencontre, repos – et multiplient les liens à notre environnement naturel et culturel. L’artiste les place volontiers dans le sillage poétique magrittien ou sous le signe de la “rêverie matérielle” de Bachelard.
Les Falling paintings sont un travail à la fois spéculatif et proprement pictural, fondé sur l’exploration des limites. Celles de la couleur, d’abord. Noir de goudron, phosphorescence: sont-ce des couleurs?
Ces panneaux peints se désarticulent. Ils sont coupés de telle sorte qu’un morceau glisse ou pend, laissant paraître ce qu’il y a derrière le tableau. Rien n’arrêtera cette chute que la fatalité des murs ou des objets proches. Dans une autre série, des cartons de couleur glissent de façon agaçante sous le passe-partout qui les entoure. Sont-ce là des catastrophes? Ou l’image d’autres catastrophes? De chutes, de naufrages, dont l’actualité regorge? Pour tout dire, ces glissements impertinents des oeuvres sous le passe-partout immaculé qui désigne habituellement “ce qu’il faut voir”, évoque plutôt les dégâts occasionnés par Monsieur Hulot à la modernité bouffie et mortifère. C’est aussi une sorte de vengeance – fort jouissive – de la couleur sur la domestication.
Les Chantiers mobiles distillent eux aussi une certaine ironie. Chantiers vides, sont-ce, comme l’artiste le suggère dans un sourire, sa version de la Symphonie des adieux, cette pièce de Haydn où les musiciens désertèrent un à un leur pupitre pour faire passer au prince un message nostalgique, mué ici en pamphlet sur la pénurie de chantiers d’art public?
Et pourtant, ils existent, ces chantiers mobiles, comme ouvrages d’art public, et l’on comprend d’emblée que les barrières de chantier qui en sont le matériau ait attiré Daniel Dutrieux depuis plusieurs années déjà. D’une éclatante couleur orange, les visibarrières, avec le nom qu’elles portent, évoquent à la fois la vision et la soustraction au regard… Et dans l’usage que l’artiste en fait, elles ne montrent ni ne cachent aucun chantier: elles sont le travail en cours. Avec ses dizaines de mètres de visibarrières, Dutrieux dessine sur le vaste rond point de l’hôpital (55 m de diamètre) une quinzaine de variations sur le carré, complet ou non. Le matériau a ceci de magique que, laissant partiellement passer le regard, il découpe là où il est posé des volumes virtuels à la fois éclatants et évanescents. Le mouvement naturel des voitures autour du lieu fera aussi varier considérablement l’oeuvre aux yeux de l’automobiliste, les alignements étant parfois vus dans leur axe – et à la limite de la disparition – ou perpendiculairement, et leur densité colorée sera très forte. Dutrieux promet en outre une oeuvre évolutive – un chantier! – qui fera varier encore la configuration perçue.
Tracées au sol comme une écriture cryptée, dessinant une sorte de labyrinthe, ces figures orthogonales n’ont d’autre clef, d’autre issue que dans la contemplation.
Yves Randaxhe
(c) Daniel Dutrieux / Yves Randaxhe / photos Jean Housen